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01/02/2018 - La Revue de la BNU
Hors-série Gutenberg

L'heritage de Gutenberg

Pascal Fulacher, directeur de l’Atelier du livre d’art et de l’estampe de l’Imprimerie nationale, Christina Poth, designer et typographe, et Thomas Huot-Marchand, typographe et directeur de l’Atelier national de recherche typographique nous parlent de l’héritage laissé par Gutenberg ainsi que de leur rapport à l’objet livre, au coeur de leurs métiers respectifs. Chacun spécialiste d’un domaine, leurs réponses se complètent et ouvrent de nouvelles pistes de réflexion sur l’impact de l’imprimerie et de la typographie aujourd’hui.

Au prisme de votre rapport à l’objet livre, que vous évoque la figure de Gutenberg et celle des pionniers du livre imprimé ?

Thomas Huot-Marchand : Cette période est absolument fascinante, par l’ampleur des innovations et la rapidité avec laquelle elles se propagent. Prenons la B 42, par exemple, que l’on considère comme le premier livre imprimé : sa composition est d’une complexité incroyable. Le caractère utilisé est d’excellente facture, ce qui suppose une certaine maturité dans les opérations de gravure des poinçons, de la frappe et de la justification des matrices, et de la fonte des caractères : une somme d’opérations déjà considérable. Mais c’est la subtilité de la composition qui m’impressionne le plus.

La gestion des ligatures, par exemple, pour limiter les césures, ou encore la qualité de la justification : l’espacement est très régulier, les ponctuations sortent de la colonne… Des détails d’une grande finesse, qui exigent un travail considérable. Le premier livre imprimé qui nous soit parvenu est déjà un chef-d’oeuvre absolu, en somme. Mais les nouveautés ne cessent pas pour autant : la mobilité des premiers typographes va rapidement faire émerger les premiers caractères romains, bien différents des types gothiques. Ces types romains s’inspirent de l’écriture pratiquée par les humanistes de la Renaissance, qui elle-même est le fruit d’un mélange entre le modèle des capitales romaines pour les majuscules, et l’écriture carolingienne pour les minuscules. La transition entre gothique et romain est passionnante à explorer : elle suit la mobilité des premiers typographes, qui voyagent en Europe et qui témoignent de l’émergence progressive d’un nouveau modèle, dont l’accomplissement le plus abouti sera le caractère gravé par le Français Nicolas Jenson, à Venise en 1470. Ce caractère est très proche de ceux que nous lisons aujourd’hui – on l’utilise même fréquemment sur un ordinateur, sans forcément se douter qu’il s’agit là de formes nées il y a près de 550 ans. Quinze années seulement séparent la B 42 du caractère de Jenson : c’est très peu, quand on songe à toutes les innovations que ces premiers typographes ont apportées.

Pascal Fulacher : Un inventeur de génie qui a révolutionné le monde en permettant la multiplication mécanique et rapide de textes religieux et laïcs. L’imprimerie de Gutenberg n’est-elle pas devenue, au cours des siècles qui ont suivi, le vecteur de tous les savoirs du monde ? On ne soulignera jamais assez le rôle joué par la révolution gutenbergienne dans l’évolution de notre civilisation. Sans elle, le monde ne serait pas ce qu’il est et n’aurait pas connu les progrès fulgurants que l’on sait. Puissant instrument de diffusion de la pensée humaine, l’imprimerie est également un instrument de pouvoir qui a permis d’asseoir l’autorité royale, un organe démocratique qui a permis de répandre les idées des Lumières puis celles de la Révolution, un formidable outil pour diffuser connaissances et instruction au siècle de la révolution industrielle, un moyen d’information de masse tout au long des 19e et 20e siècles. Contribuant puissamment à faire rayonner le poids des mots, l’imprimerie a été incontournable pendant des siècles pour exprimer idées, savoirs, émotions… Nous devons donc beaucoup à Gutenberg, même si les moyens de communication écrite ont profondément et largement évolué depuis son invention.

Christina Poth : J’ai longtemps étudié à Wiesbaden, qui se trouve proche de Mayence, en Allemagne. Mayence est la ville natale de Gutenberg et son influence est toujours présente et célébrée. Initié par le Musée Gutenberg, on y trouve un atelier d’imprimerie en activité (Druckladen) : casses, plombs, initiales, presses à épreuves – un atelier accessible à tout le monde et auquel les étudiants en design graphique comme je l’étais ont un accès privilégié. C’était et cela reste un lieu magique, qui donne à lire, à comprendre et surtout à mettre en oeuvre ce qui participe de toute l’histoire de l’imprimerie. Cette rencontre avec ce lieu et ces pratiques a sans aucun doute été déterminante pour mon parcours ultérieur. Aujourd’hui, la conception de livres est un aspect de mon travail, mais pas seulement. En revanche, même si ce n’est pas ma pratique exclusive, le soin que j’essaie d’y apporter dans les moindres détails, de la conception à la fabrication, est toujours lié à cette pratique minutieuse.


Vous sentez-vous redevables, vous inscrivez-vous dans l´héritage des grands faiseurs de livres des siècles passés ou de l’époque contemporaine ?

Thomas Huot-Marchand : Bien sûr. Toute création contemporaine est en partie redevable de ce qui s’est fait avant elle – qu’elle le suive ou non. À l’Atelier national de recherche typographique, que je dirige à Nancy, nous menons depuis deux ans un programme de recherche intitulé « Gotico-Antiqua, Halbgotische, Fere-Humanistica », qui explore les caractères entre gothiques et romains, sur une période allant de 1458 à 1485. C’est une initiative de Jérôme Knebusch, qui a une grande expertise en la matière, et qui a développé une méthodologie particulière de recherche par la pratique : il s’agit de recréer numériquement, lors d’ateliers intensifs menés dans des écoles d’art et de design en France et en Allemagne, des caractères typographiques de cette période, qui témoignent de cette transition.

Chaque création s’appuie sur un spécimen identifié au préalable (ni tout à fait gothique, ni tout à fait romain). Nous consultons avec les étudiants les incunables et nous les photographions en haute résolution pour être en mesure d’en livrer une adaptation la plus fidèle possible : une fonte complète est produite en l’espace de quelques jours. Cette méthode nous renseigne sur des détails structurels qui auraient pu nous échapper si l’on n’avait fait qu’observer l’ouvrage imprimé : en recréant ces formes, même si c’est avec des outils très différents, on reprend le parcours du graveur, on le comprend mieux. C’est aussi l’occasion de redonner vie à des caractères depuis longtemps disparus : tandis que des dizaines de Garamond (ou pseudo-Garamond) existent, on ne trouve aucune version numérique des caractères d’Adam Rot, Sweynheim et Pannartz, ou des frères de Spire. À titre plus personnel, je suis très intéressé par le passage d’une forme manuscrite à une forme typographique : c’est un aspect que je développe dans mon travail de designer – j’ai démarré ces investigations lorsque j’étais pensionnaire à la Villa Médicis en 2006-2007, dans un cadre idéal pour un tel sujet d’étude. Dans quelle mesure l’écriture et son outil déterminent indirectement les formes des caractères, qui sont pourtant d’une nature très différente ? Concilier cette dualité entre le mouvement de l’écriture et la silhouette figée et répétitive des caractères typographiques, c’est un peu le miracle de Gutenberg.

Pascal Fulacher : Redevable ? Oui, sans aucun doute. Héritier des grands faiseurs de livres des siècles passés ? Ce serait présomptueux de notre part, même si l’Atelier du livre d’art et de l’estampe de l’Imprimerie nationale est à l’origine d’une multitude de grands et beaux livres du passé, depuis la série dite du « Cabinet du Roi » aux grands livres de peintres du 20e siècle, en passant par la Description de l’Égypte. Cela dit, cet atelier a en effet largement participé au rayonnement de la typographie française en concevant et en réalisant d’innombrables poinçons typographiques (plus de 70 polices de caractères en tout) tout au long des siècles précédents. Notre atelier a toujours voulu s’inscrire dans une certaine contemporanéité, des grands livres de fêtes de Louis XIV aux célèbres livres de peintres du 20e siècle imprimés voire édités par lui, sans oublier la Description de l’Égypte aux prouesses techniques exceptionnelles pour l’époque.

Christina Poth : Oui, bien sûr, quand le projet permet, appelle ou justifie une telle démarche. C’était exactement le cadre de mon travail pour l’Université de Strasbourg1 : après la réunification des trois universités de la ville en 2009, il a été décidé d’augmenter la lisibilité de cet établissement grâce à la création d’un ensemble d’outils graphiques et numériques mis à disposition de la communauté universitaire. Le projet était ambitieux : comment rendre visible le savoir produit à l’université ? Et comment articuler plus clairement vie universitaire et savoir ? Une police de caractères a été spécialement commandée pour écrire et représenter la vie universitaire : l’Unistra est née pour répondre à ces besoins spécifiques. Au début du projet, j’ai passé plusieurs mois sur place, pour me documenter sur les usages, sur l’existant et surtout sur la longue tradition de l’imprimé à Strasbourg et dans sa région. Ainsi l’étude historique du patrimoine typographique en Alsace, des premières publications et des ouvrages scientifiques anciens ont été un élément déterminant : notamment, une des particularités de la police de caractères dessinée – les ouvertures de certaines lettres – est inspirée des formes typographiques que j’ai trouvées dans les imprimés de Jean Mentelin, premier imprimeur strasbourgeois dans le sillage direct de Gutenberg. Autre exemple : les lettres alternatives que j’ai dessinées sont des références à des formes historiques trouvées chez Adolf Rusch, Mathias Schürer ou Johannes Schott. Je dirais que dans mon travail, je ne peux me départir des traditions et des usages, et même que j’y fais explicitement référence quand c’est pertinent, mais que je me dois de les adapter ou parfois de m’en écarter pour répondre aux besoins et aux nouveaux modes d’utilisation actuels.


Parlez-nous de votre métier et de la manière dont vous le concevez en regard de l’objet livre, de ses autres acteurs et de ses lecteurs.

Thomas Huot-Marchand : J’exerce plusieurs métiers : parallèlement à mon travail à l’ANRT, où j’encadre des travaux de recherche, j’ai une activité de designer graphique et de création de caractères typographiques. En fonction du cadre, les acteurs peuvent changer, mais le point commun reste, disons, de « donner forme au texte ». Le design typographique, qu’il s’agisse de la micro-structure (à l’échelle du caractère typographique) ou de la macro-structure (l’architecture de la page, du livre, etc.), crée un contexte, donne une tonalité qui accompagne le texte. Une expression souvent discrète, mais déterminante.

Pascal Fulacher : Notre métier, à l’Atelier du livre d’art et de l’estampe de l’Imprimerie nationale, s’inscrit dans une tradition ancestrale, mais a toujours su se renouveler tout en restant ouvert aux technologies modernes. Dernier exemple en date : l’acquisition d’un système de pilotage de notre fondeuse-composeuse Monotype, qui permet de réaliser une composition typographique à partir d’un simple fichier Word, évitant ainsi de ressaisir le texte sur le clavier de la Monotype. Notre atelier est l’un des rares dans le monde à être équipé de ce système de pilotage mis au point par un ingénieur américain. Cela dit, pour la réalisation de nos livres, nous nous appuyons largement sur les collections exceptionnelles conservées par l’Imprimerie nationale, que ce soit les nombreuses polices de caractères latins, orientaux et extrême-orientaux, introuvables ailleurs, que nous nous efforçons de valoriser en les mettant à la disposition des artistes. Pour preuve, le dernier livre d’artiste édité par notre atelier, Empreintes, de Fanette Mellier. Les créations de cette graphiste et ancienne pensionnaire de la Villa Médicis à Rome sont essentiellement centrées sur la typographie et la mise en page ; elle propose avec ce livre de création un véritable voyage dans les écritures typographiques orientales conservées à l’Imprimerie nationale. Il va sans dire que la très grande variété de caractères dont nous disposons est une source d’inspiration inépuisable pour les artistes, permettant de renouveler l’esthétique de leurs livres et de stimuler leur créativité.

Christina Poth : Dans mon travail, c’est le sujet qui impose le projet global, de sa conception à sa réalisation effective. Je prendrai l’exemple d’un livre que nous avons conçu (en collaboration avec Aurélia Vuillermoz) pour l’artiste Anna Sagna : surtout connue en tant que danseuse et chorégraphe, son travail plastique est resté longtemps dans l’ombre. C’est seulement après sa disparition que des centaines d’autoportraits dessinés ou peints, inconnus du monde extérieur et inédits, virent le jour. Dès lors, comment témoigner de ce travail dans un livre ? Comment laisser le lecteur aller à la découverte de ce travail de toute une vie, mais qui est resté tout ce temps caché ? Pour respecter la manière d’Anna Sagna, qui s’est écartée de tout regard critique sur ce travail intime, nous avons pris le parti d’une forme de discrétion, de furtivité : une couverture noire avec au recto un rapide crayonné de son visage pour accueillir le lecteur. Pas de titre ni de texte. Son nom ne se dévoile qu’au verso, à peine visible : imprimé en vernis transparent sur fond noir, c’est sous certains éclats de lumière qu’il se laisse lire. De la même manière, pour permettre au lecteur de découvrir, en silence, son oeuvre, nous avons décidé de construire les pages intérieures au rythme des images et non du texte : nous allons à la découverte de ses dessins, de ses peintures, sans autre forme d’intervention. Ici, un soin tout particulier a été apporté à la reproduction des oeuvres, car il y a autant de fragiles dessins que de grands tableaux avec des jeux d’intensité dans les noirs et dans les bleus pour lesquels nous avons été particulièrement attentives, afin que les reproductions transmettent au mieux l’expérience que l’on peut ressentir face aux originaux. Du coup, le livre demande un certain effort au lecteur : ce dernier est laissé seul face à l’oeuvre, l’index et l’analyse critique ne sont présents qu’en fin d’ouvrage. L’objet qui en résulte, ce livre, propose un voyage inhabituel, déstabilisant, rempli de questions : tout à l’image du travail d’Anna Sagna.


Quels sont, pour vous, les grands bouleversements qui ont affecté l’évolution du livre, de l’imprimerie et/ou de la typographie dans la période moderne et contemporaine et ceux qui restent à venir ?

Thomas Huot-Marchand : Il est évident que l’édition et la typographie ont connu de profonds bouleversements depuis quatre décennies, que l’on songe à l’apparition de l’ordinateur, des réseaux ou des nouveaux supports de lecture. Le mouvement général, initié au milieu du 20e siècle (avec l’apparition de la photocomposition, notamment), est celui d’une désincarnation de la forme typographique, qui n’est plus attachée à un objet physique. Restée relativement stable pendant 450 ans, la typographie passe du plomb (3D) au film (2D), puis au numérique. L’architecture de la page a connu une révolution comparable : en passant à l’écran, elle devient mobile, liquide. Les derniers éléments solides étaient les caractères typographiques dont les formes, même traduites en courbes de Bézier2, restaient fixes. Cette frontière est aujourd’hui dépassée, avec les nouveaux formats de fontes variables (l’OpenType 1.8, rendu public en septembre 2016) : les contours des fontes ne sont plus figés, et vont pouvoir bouger, s’adapter au contexte ou aux volontés de l’utilisateur.

Pascal Fulacher : Le numérique est incontestablement la troisième révolution du livre après l’apparition du codex et celle de l’imprimerie. Allons-nous pour autant vers une disparition du livre ? Je n’en suis par sûr, tout au moins pas pour l’instant. Au vu du nombre de livres encore produits chaque année, nous sommes loin de la disparition du livre papier. Cela dit, sans parler de la révolution numérique et de la dématérialisation qui en résulte, le livre a connu au cours de ces dernières décennies une évolution spectaculaire, tant sur les plans structurel que fonctionnel. Son architecture est ainsi de plus en plus élaborée, ses formats d’une infinie variété, ses papiers d’une incroyable diversité, ses formes en constant renouvellement. Par exemple, on ne compte plus le nombre de livres-objets et livres pop-up qui font le délice des amateurs et des collectionneurs. Nombre d’artistes américains, mais aussi européens, conçoivent et publient aujourd’hui ce genre de livres, faisant intervenir des techniques de pliage fort complexes. Simple vogue ou tendance profonde ? Le livre-objet n’en est qu’à ses débuts et s’avère prometteur pour les années à venir. Publier un livre est aujourd’hui à la portée de tout un chacun. Nombre d’artistes éditent leurs propres livres depuis des années, prouvant par là même que l’édition d’un ouvrage est accessible à tous et que le livre offre un fantastique potentiel artistique.

Christina Poth : Globalement, les grands principes de production d’un objet livre n’ont pas changé depuis des siècles. Même si l’on peut trouver des façonnages surprenants, même si les volumes industriels et la réactivité des intervenants, notamment en impression, sont remarquables, un livre reste toujours ce que le dictionnaire Larousse décrit comme un assemblage de feuilles imprimées et réunies en un volume, broché ou relié. Il y a eu un moment charnière dans les années 80, avec l’apparition et le déploiement massif des micro-ordinateurs. Je suis née avec cette génération, je me souviens de mes premiers pas avec QuarkXPress ou des débuts d’InDesign. Ces logiciels et ces machines ont fondamentalement changé notre travail, celui des typographes et des graphistes, mais aussi celui des photograveurs et des imprimeurs. Depuis peu, il y a même des tentatives de plus en plus poussées de proposer de l’impression en petite quantité, à la demande, avec un gain de qualité croissant, mais cela reste marginal.


Comment imaginez-vous votre métier dans vingt ans, comment pensez-vous son évolution ?

Thomas Huot-Marchand : Je n’imagine pas que les besoins en termes de communication graphique et typographique puissent faiblir à l’avenir ; il est probable en revanche que nos métiers évoluent considérablement. La part du code dans le design, notamment, est centrale. Il ne s’agit pas de craindre que des algorithmes remplacent le designer (ces algorithmes sont déjà du design, d’ailleurs), mais de les employer pour recentrer le rôle du designer vers la création : donner du sens, imaginer, inventer, autant de choses pour lesquelles l’intelligence artificielle est encore loin du cerveau humain.

Pascal Fulacher : Notre métier continuera sans aucun doute à évoluer avec les nouvelles technologies et intégrera de plus en plus celles-ci dans les techniques de fabrication éditoriale. Le papier dit « intelligent » ou « connecté » est déjà une réalité ! En intégrant une puce électronique dans leurs papiers, les grands groupes papetiers permettent d’introduire des images animées dans les pages de nos ouvrages. Cette technologie, qui va plus loin que le QR code, devrait encore accroître les potentialités offertes par le livre. Les artistes ne devraient pas tarder à s’en emparer rapidement. À nous imprimeurs d’art de les aider à réaliser leurs projets les plus fous !

Christina Poth : Je pense que des liens plus étroits seront noués entre le numérique et le papier. L’École supérieure d’art et de design d’Amiens, où j’enseigne, essaie d’intégrer cette dimension dans l’organisation des cours. L’année dernière, nous avons mis en place un atelier transversal qui fait le lien entre les deux disciplines : mon cours de design global, le cours d’Olivier Cornet de design numérique et la Ville d’Amiens se sont organisés pour que, avec les étudiants, nous puissions travailler simultanément sur le même sujet : celui des lignes de bus à haut niveau de service que la communauté d’agglomérations Amiens Métropole met en place. Dans le cadre de ce projet, les étudiants réfléchissent non seulement à des questions de mobilité et d’usages généraux des transports, mais également à la valorisation d’une ville, d’un territoire, d’une histoire ou d’un temps passé dans les transports en commun. Leur travail propose non seulement des solutions pour l’information des voyageurs, mais va plus loin en enrichissant ces expériences avec des informations liées aux services, à la culture, au patrimoine, au « vivre ensemble »… La synergie qui se crée entre les deux disciplines et tous les acteurs est très encourageante. Ici, c’est l’usage qui guide la forme graphique ; qu’elles soient imprimées ou numériques, les données sont étroitement liées et mutuellement enrichies. C’est dans le sens de cette convergence que, je crois, se dirige une bonne partie de mon travail.


Quel avenir imaginez-vous pour le livre papier, l’imprimerie ou la typographie éditoriale ?

Thomas Huot-Marchand : Malgré tous ces bouleversements, l’objet livre, et l’acte de lire lui-même, restent stables : je n’ai pas d’inquiétude à ce sujet. À chaque technologie jugée nouvelle est brandi le spectre de la disparition du livre : le cinéma, la radio, la télévision, l’ordinateur auraient dû le remplacer, et il n’en est rien. L’avenir apportera probablement son lot de nouveaux outils, de nouvelles pratiques, qui viendront s’ajouter au reste. Gageons que le livre restera : sur le plan économique ou ergonomique, c’est un excellent objet. Dans son domaine, on n’a pas fait mieux !

Pascal Fulacher : Le livre papier et l’imprimerie traditionnelle, fortement secoués par la révolution numérique, ne devraient pas pour autant être emportés par celle-ci. Les liseuses sont loin d’avoir remporté le succès escompté et ne remplaceront jamais le livre papier. Ce dernier, beaucoup plus maniable, parfaitement autonome, incontestablement plus durable qu’un fichier numérique, a encore de beaux jours devant lui ! Et puis, le livre numérique ne nous ramène-t-il pas inexorablement à la matérialité du livre papier qui fait appel à nos cinq sens ? Michel Butor, qui a produit près de 2 000 ouvrages avec des artistes de tous horizons, l’a maintes fois souligné : « La manipulation du livre nous donne une expérience tactile extrêmement importante […]. Si nous ouvrons un livre, il peut nous donner un ensemble de sensations qui vont faire une véritable symphonie ». Ne doutons pas que le livre papier, qui n’a cessé de se réinventer au cours des siècles, nous offre encore de belles surprises dans les décennies à venir !

Christina Poth : Un éditeur sera sans doute mieux à même de répondre à cette question, mais je vais essayer de donner mon point de vue très personnel : contrairement à ce que prédisent beaucoup de scénarios apocalyptiques, je ne crois pas à la disparition du livre imprimé, mais plutôt à une multitude de supports. La version papier n’existera plus seule, son contenu sera diffusé simultanément sur d’autres canaux ; un livre sera tout aussi bien imprimé que publié électroniquement, téléchargeable, imprimable voire audible dans sa version audio. Cela le rendra plus souple et peut-être plus accessible. Je pense même que cela lui ajoutera une certaine profondeur et d’autres dimensions, comme le son ou la temporalité.


Une dernière réflexion

Pascal Fulacher : Il suffit de parcourir les allées des nombreux salons du livre qui ont lieu chaque année aux quatre coins de l’Hexagone, de se rendre dans la dizaine de villages du livre qui ont émergé ici et là, de franchir la porte de librairies de livres modernes ou de livres anciens qui sont encore fort nombreuses en France (plusieurs milliers), ou encore de prendre connaissance de la multitude de sites internet consacrés aux livres pour s’apercevoir de l’importance qu’occupe encore ce medium de nos jours. Si nos hommes politiques et plus largement nos stars du show business s’en sont emparés depuis longtemps déjà, cela prouve que le livre constitue un vecteur essentiel pour communiquer, diffuser ses idées et se faire reconnaître. Le livre poursuit contre vents et marées son évolution, malgré l’apparition et le développement de nouveaux médias comme la radio, la télévision et Internet. Le « poids » d’un livre est bien entendu variable selon son auteur et les circonstances de sa publication. Mais il constitue encore une réalité indéniable.

Christina Poth : J’ai envie d’oser faire une distinction très peu scientifique entre deux types de livres : d’une part le livre informatif, qui diffuse du savoir et d’autre part le livre de fiction, le roman ou encore le recueil poétique... Prenons une encyclopédie ou un manuel très technique par exemple : je ressens moins le besoin d’éditer les formes imprimées de ces ouvrages, compte tenu de la manière fragmentée par laquelle nous les consultons. Leur version numérique en revanche regorge d’avantages : un accès rapide aux informations, la recherche par mots-clés, la mise à jour facile du contenu… D’un autre côté, je pense qu’un livre tel qu’un roman ou un recueil poétique trouvera toujours un lectorat qui l’apprécie autant pour son contenu que pour l’objet qu’il est. Une mise en page soignée, un choix de papier, d’impression et de façonnage en relation avec le fond sont tout autant vecteurs de sens que le mot imprimé seul. Et d’ailleurs, dans un monde de plus en plus connecté abstraitement, cette matérialité concrète et tangible peut nous faire du bien.